Temps au beau fixe, et si pour moi… c’était aujourd’hui…
Un Monde dans le Monde, barbe à papa et pomme d’Amour… La petite Amélie Poulain devrait passer par ici.
Mon cirque à moi, il est fait de petits riens dans un grand tout.
« Bonjour Rosie ». C’est la femme à barbe, Rosie, un amour de piquants, toujours souriante, même si Gérard, le patron du Barnum, lui a refusé pour la millième fois la permission de se raser… Mais elle reviendra à la charge « le barber un peu plus », comme il dit… Tenace la Rosie : « un jour je partirai, comme une vraie femme, rasée de prêt, affronter le Monde et ses regards, trouver un homme, à barbe si possible, pour voir ce que ça fait, d’être embrassée, juste un baiser, même sans Amour… Oui, je le ferai ». Et Amélie se fait attendre…
Il est beau notre Monde, fait de têtes déglinguées, tout comme Maurice, notre dompteur. Toujours prêt à vous dépanner même si la Vie est en panne depuis ce fameux jour, « ce jour de trop », comme il nous l’écrit… peut plus le dire. Une représentation qui tourne mal avec ce lion trop enrhumé, et la tête de Maurice trop enfoncée… éternuement trop appuyé… carotide heureusement sauvée. Et toujours des grands gestes, et toujours ce sourire qui fait mouche, quand il vous dessine l’Afrique sur le sol. Lui aussi il rêve d’ailleurs… Amélie en partance…
Ciel bien dégagé, et si vraiment c’était pour aujourd’hui…
Tiens, voilà Isabelle et… Isabelle, encore en train de s’engueuler : inséparables ces deux-là. Deux têtes bien faites, deux corps de rêve, une paire de jambes interminables, et le cœur sur la main, mais un seul. Forcément : siamoises. Pour elles, le rêve est là depuis la naissance, une séparation douloureuse sûrement, mais le cœur est assez gros, y’en aura pour tout le monde… Amélie, quand tu nous tiens…
Légère brise, je crois bien que c’est pour ce soir…
Grosso et Modo, mes préférés, ceux qui m’ont accueilli pour la première fois, deux clowns tristes, tristes depuis la perte de cet être mi chair… mi écaille : la femme serpent. Elle avait apprivoisé Emile, son boa, depuis sa naissance et ces deux-là étaient inséparables de jour comme de nuit. Ils partageaient tout et ne laissaient que très peu de place pour un éventuel prétendant. Cette nuit-là, enlacés comme à l’accoutumée, l’Amour d’Emile fut trop fort, trop constrictor dirons-nous. Elle partit étouffée ; Emile ne s’en est pas remis, et finit en sushi…
Grosso et Modo ne s’en sont pas remis non plus, mais le soir venu « the show must go on » comme ils disent, et des clowns tristes, ça fait toujours rire…
Leur rêve à eux, ils le gardent bien secret, mais lorsque leur regard croise celui des pompiers, postés à l’entrée de la piste, personne n’est dupe… La grande échelle, ils la graviront bientôt, pour aller secourir quelques belles enfumées… Leur côté Amélie à eux…
Plus que deux heures et…
« Salut les voltigeurs, quoi de neuf dans le ciel ? ». Les Mambas… un peu boas ceux-là aussi…
Un couple de trapézistes, la tête dans les étoiles, les rois de la séparation et du rabibochage, autant dans les airs que sur terre, souvent sans filet, mais toujours là pour la réception. Mais la peur du « jour sans », la peur du rendez-vous manqué, celui qui inscrira le mot fin, ils le redoutent à chaque instant, sur terre ou dans les airs…
Alors ils rêvent eux aussi, à un monde meilleur, un monde plus rassurant, plus sécurisant, ils rêvent de « filet » à l’anglaise, traverser la Manche, et ne plus se quitter.
Amélie, apprends leur à nager, à échapper au filet…
Je crois bien que le moment pour moi est aussi arrivé… Ce jour, je l’ai bien préparé. Juste un ciel dégagé, une nuit étoilée, un peu plus de poudre, pour l’escampette.
Un baril de poudre même…
Un rêve d’enfant depuis ce jour où j’ai levé la tête : « lorsque le doigt montre le ciel, l’idiot regarde le doigt », m’a dit Amélie.
Je ne veux pas finir idiot…
Ce soir, c’est le grand soir.
Le tube tourné vers les étoiles, là-haut.
Bien arrimé le sac à dos.
Combinaison bleu ciel et rester incognito… Je vais les rejoindre.
Moi, Krish, homme canon du cirque MEDRANO, premier homme en orbite.
Responsable d’une société de marketing, Krish, homme proche de la… proche en tout cas, n’était sûrement pas voué à connaître un destin… des plus particuliers. Et pourtant…
Il n’avait guère lu, guère vu aussi, guère… en général.
Placé sur sa table de chevet, ce « maudit » livre, comme il se complaisait de l’affubler, « passa à la casserole » en l’espace d’une nuit.
Un cadeau d’anniversaire, somme toute banal, pour ses… enfin proche, qu’il avait posé là, pour « donner un genre » à lui et… à sa chambre. Un livre…
Ce n’était pas une Bible, le garçon n’aurait pas supporté ; ce n’était pas un catalogue IKEA, il l’avait déjà ; ce n’était… rien qu’un livre… LE LIVRE.
Une nuit blanche, blanche et colorée, la première depuis… depuis. Une nuit particulière où il ne vit pas le jour arriver.
C’est au petit matin que tout s’accéléra.
Krish prit sa voiture et… accéléra, effectivement. A la cinquième heure, la montagne apparut, juste devant lui, blanche et… imposante, très imposante. Et cinq heures plus tard, il se posa dessus, rouge et… apaisé.
Entre Ciel et Terre, sa nouvelle vision des choses prenait forme, la magie opérait, une nouvelle lecture s’imposait…
Entre Ciel et Terre, la symbolique prenait forme, les sens s’épuisaient, la respiration s’étouffait, le corps s’évanouissait, le cœur perdait le rythme…
Au petit matin, l’océan était atteint.
Entre Ciel et Terre, la leçon pouvait commencer.
Le retour sur Paris fut… mais oui, paisible. La semaine s’écoula alternée de journées productives et de nuits… constructives. L’homme se forgeait. Une porte s’était ouverte et son Esprit s’y était engouffré, assoiffé ; une sensation de déjà vu, quelque chose à rattraper, à réinitialiser, une mémoire oubliée, une évidence occultée… Le monde de l’Illusion était démasqué, la matrice était bien là, Notre Matrice.
Les transports aériens ne l’enchantaient guère, mais le temps gagné compensait largement les désagréments dus à sa phobie.
Et pourtant ce jour-là, l’appréhension n’était pas au rendez-vous, on pourrait même dire que notre Krish avait bien changé.
LIVRE en main, le temps suspendait son vol, excepté celui de l’oiseau-métal.
« Jonathan n’a qu’un rêve : voler. Voler toujours plus, toujours plus haut, toujours plus vite au grand dam des membres de son clan qui ne comprennent pas ses multiples expériences de plus en plus dangereuses. Jonathan découvre bientôt qu’il peut aussi voler la nuit. Tout heureux, il vient l’annoncer à ses pairs et pour toute récompense, il est banni. Mais ses aventures ne font que commencer dans le vaste monde des airs et de la connaissance ».
Krish, notre homme proche de la… enfin proche, lisait un livre pour enfants ! Un goéland ! Et pourquoi pas « Le Petit Prince »…
Krish avait pourtant toute sa raison, et il lisait, et relisait… : de temps en temps, il jetait un coup d’œil à travers le hublot. Cette fois-ci, il survolait le fameux sommet qu’il avait arpenté la semaine passée. Etrange sensation que cette vision aérienne des choses.
« Un soir que les goélands qui n’étaient pas de vol de nuit se tenaient assemblés sur le sable, méditant, Jonathan s’arma de courage et s’avança vers
l’Ancien des goélands qui, disait-on, devait bientôt quitter leur monde.
- Chiang… murmura-t-il un peu nerveusement.
Le vieux goéland le regarde avec bonté.
- Oui, mon fils ?
Au lieu d’affaiblir l’Ancien, l’âge avait accru sa puissance : il pouvait, en vol, surclasser tous les autres goélands de la communauté et il avait acquis la
parfaite maîtrise de domaines où les autres n’osaient s’aventurer qu’à petits pas.
- Chiang, n’est-il pas vrai que ce monde-ci n’a rien à voir avec le paradis ?
La lune éclaira le sourire de l’Ancien
- Ah ! Tu as découvert cela tout seul, Jonathan le Goéland ?
- Je le crois, mais alors quoi ? Où allons-nous ? Existe-t-il, ce lieu que l’on nomme le paradis ?
- Non Jon, il n’existe rien de tel. Le paradis n’est pas un espace et ce n’est pas non plus une durée dans le temps. Le paradis, c’est simplement d’être
soi-même parfait.
Sois persuadé, Jonathan, que tu commenceras à toucher au paradis à l’instant même où tu accéderas à la vitesse absolue. Et cela ne veut pas dire au moment où
tu voleras à quinze cents kilomètres à l’heure ou à quinze cent mille kilomètres à l’heure, ou même à la vitesse de la lumière. Car tout nombre nous limite et la perfection n’a pas de bornes. La
vitesse absolue, mon enfant, c’est l’omniprésence.
Sans avertissement, Chiang disparut pour simultanément apparaître à une quinzaine de mètres de distance, puis il s’éclipsa à nouveau et dans le même milliardième de seconde il était déjà là, revenue toucher l’épaule de Jonathan…
- Tu verras, cela peut être assez drôle!
Jonathan fut si éberlué de ce qu’il venait de voir qu’il en oublia de poser ses questions sur le paradis.
- Comment faites-vous cela ? Quel effet cela vous fait-il ? Jusqu’où pouvez-vous aller ?
- Tu dois pouvoir te rendre en tout endroit existant à tout moment où tu souhaites y aller, répondit l’Ancien. J’ai voyagé vers tous les pays et en toutes les époques auxquelles j’étais capable de penser.
Il parcourut des yeux l’étendue des flots.
- C’est étrange, les goélands qui, par amour du voyage, méprisent la perfection ne vont, lentement, nulle part. Ceux qui, par amour de la perfection, oublient le voyage, peuvent instantanément aller n’importe où. Souviens-toi, Jonathan, le paradis n’est ni un lieu, ni un instant, car instant et lieu sont des notions totalement dénuées de sens. Le paradis c’est… ».
Krish jeta à nouveau un regard sur le côté : l’avion survolait à présent l’océan et le soleil jouait de ses rayons sur la surface calme de l’étendue.
« Jour après jour, Jonathan s’efforça farouchement d’accéder à cet état, de l’aurore naissante à minuit passé, mais en dépit de tous ses efforts, il ne progressa pas de l’épaisseur d’un duvet.
- Oublie la foi ! Lui répétait Chiang sans cesse. Tu n’as nul besoin d’avoir la foi pour voler, tout ce qu’il t’a fallu, c’est comprendre le vol, ce qui signifie exactement la même chose. Va, essaie encore…
… Un beau jour, posé sur le rivage, Jonathan fermant les yeux et se concentrant sur la révélation subite de ce que Chiang voulait dire. « Mais oui, c’est vrai ! Je suis un goéland parfait et sans limites ! » Il en ressentit un grand choc joyeux.
- Bravo ! dit Chiang triomphant.
Quand Jonathan ouvrit les yeux, il se retrouva seul avec l’Ancien sur un rivage différent, un rivage où les arbres poussaient jusqu’au bord des flots, sous un ciel où gravitaient, jaunes, deux soleils jumeaux.
- Tu as enfin saisi le principe, dit Chiang, mais tu verras que la maîtrise totale demande plus de travail…
Jonathan étais stupéfait.
- Où sommes-nous ? demanda-t-il.
Sans se laisser impressionner le moins du monde par l’étrange environnement, l’Ancien balaya d’un geste la question de son disciple.
- Bah ! Nous sommes, de toute évidence, sur quelque planète dont le ciel est vert et à laquelle une étoile double tient lieu de soleil.
Jonathan poussa un cri de victoire qui était aussi le premier son émis par lui depuis qu’il avait quitté la Terre.
- Ça marche ! Ça marche !
- Oui, bien sûr, ça marche, Jon, dit Chiang. Ça marche toujours lorsqu’on sait ce qu’on fait. Et maintenant, voici comment te contrôler totalement… ».
Personne ne peut dire ce qu’il en advint. Une chose est sûre : nul ne revit Krish…
L’avion s’était posé en fin de soirée, à l’heure prévue, mais un passager manquait à l’arrivée. Le seul objet que l’on remit à la famille était ce livre posé sur le siège passager…
Le marque-livre avait fait une pause à la page 33 :
« A leur retour, il faisait nuit. Les autres goélands fixaient respectueusement Jonathan de leurs yeux d’or car ils l’avaient vu disparaître de l’endroit où il était resté si longtemps immobile.
Il ne supporta pas plus d’une minute leurs félicitations.
- Je suis ici le nouveau venu ! Je suis un débutant ! C’est moi qui ai tant à apprendre de vous !
- Nous pouvons désormais, si tu le désires, nous mettre à travailler sur la durée, dit Chiang, jusqu’à ce que tu sois capable de survoler le passé et l’avenir, et c’est alors que tu seras prêt à entreprendre le plus difficile, le plus puissant, le plus merveilleux de tous les exercices. Tu seras prêt à prendre ton vol pour aller là-haut connaître le sens de la bonté et de l’amour… ».
PSYCHOLOGRAMME
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